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Fragonard pour l’amour de l’art

Après le Louvre (2003), le musée Jacquemart-André (2007 et 2014), Besançon (2007), et Caen (2010), le musée du Luxembourg rend hommage à l’un des plus grands peintres français du XIXe siècle.

 

Les uns vénèrent le père, Jean-Honoré (1732-1806) ; les autres espèrent en savoir plus, prochainement (dès le printemps 2016, à Dijon), sur le fils, Alexandre-Évariste (1780-1850). Leur descendance est, elle, associée à une fragrance, vendue dans le sud de la France et, aujourd’hui au sortir du nouveau parcours que propose le musée du Luxembourg (de même, Francis Kurkdjian lance pour le Grand Palais un flacon inspiré du portrait de Marie-Antoinette signé Élisabeth Vigée-Lebrun). Au lieu d’un aller-retour rectiligne, se succèdent des virages qui semblent mimer les aléas de l’amour, thème nodal de cette délicieuse exposition.

Un banquet de roses

Le motif de la rose est au cœur de l’œuvre de Jean-Honoré Fragonard, souvent perçu comme un fieffé libertin. Il apparaît déjà dans Psyché montre à ses sœurs les présents qu’elle a reçus de l’Amour (1753-1754), tableau de ses débuts. Symbole de pureté, cette fleur romantique par excellence orne certains cadres. Quant au Sacrifice de la rose, exposé dans la dernière salle, il évoque, rien que par son titre, une jeune fille en passe de perdre sa virginité.

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Couleur a priori féminine, le rose est omniprésent dans la peinture de Fragonard, en tant que garant de sa sensibilité. Les teints porcelaine aux contours vaporeux semblent préfigurer l’aspect nuageux des toiles d’Auguste Renoir, si ce n’est que l’impressionniste préfèrera décliner les mauves. On retrouve la même délicatesse de tons tant dans les huiles que les pastels d’Élisabeth Vigée-Lebrun, remarque empruntée au commissaire de la rétrospective qui débute seulement au Grand Palais.

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Homme à femme(s)

Contrairement à une idée reçue, Fragonard a moins l’esprit mal tourné, que tourné – tout simplement – vers les femmes. Sa « position » est davantage celle d’un voyeur, amoureux du beau sexe, à qui il donne le beau rôle. Une toile telle que La résistance inutile, par exemple, est chargée d’ambiguité. Qui domine ou doit dominer les ébats ? L’homme qui se jette sauvagement sur la soubrette, ou l’inverse ? La résistance est-elle, au contraire, inutile car précisément consentie ? Le désordre des draps dénote-t-il la violence ou la fougue du prétendu agresseur ? Le traversin ressemble a un sexe masculin au repos. Volonté ou étourderie de l’artiste ?

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À l’époque de Fragonard, la lecture était encore une activité virile. Pourtant l’artiste, lui-même bibliovore, aimait à figurer ses gracieux modèles en possession d’un livre ; une façon d’universaliser, pour ne pas dire démocratiser (nous ne sommes qu’au temps des Lumières), l’accès au savoir. Fragonard, chienne de garde et/ou gardien de chiennes menottées à leur désir de liberté ? La lecture de Pierre-Antoine Baudoin, autre libertin que les conservateurs ont décidé de mettre en avant, va plus loin dans le sens où elle étend l’indépendance des femmes à la masturbation, plaisir solitaire que l’on croyait à l’origine réservé aux hommes. Sous couleur d’élégance, Fragonard ne fait pas dans la dentelle.

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De la fragilité dans l’agilité

Un parallèle s’impose dès lors entre sexe et peinture. Illustrateur de contes licencieux, Frago – surnom qu’il s’est lui-même choisi – travaillait ses toiles au corps. « Je peindrais avec mon cul ». L’expression, galvaudée, prête à l’artiste une vulgarité que corrobore certes une partie de son œuvre, mais qui atteste surtout la passion que lui inspirait ses pinceaux. La fulgurance et la vigueur apparentes de certains traits trahissent une urgence, un besoin incoercible de coucher… la couleur sur quelque support. Les pigments ne giclent pas tant qu’ils émergent de leurs tubes, dans un jet maîtrisé par ce coloriste hors-pair. À la lueur de ce rapprochement, la peinture de Fragonard apparaît finalement comme un creuset de fantasmes inassouvis.

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Au-delà de ces pulsions sublimées, de ces odes en trompe-l’œil à la luxure et à l’adultère, se profile pourtant un romantique en puissance. Puits intarissable d’histoires scabreuses – telles les infidélités de Zeus – la mythologie greco-romaine que Fragonard illustrait dans l’atelier de François Boucher reflète une émotion qui le distinguait de ses contemporains. « Fragonard a fait craquer le verni de son maître », déclare le commissaire Guillaume Faroult. Son mérite consistait à peindre, avec des sentiments, l’amour sans sentiments. La vérité, celle que s’évertue à transmettre le musée du Luxembourg, c’est que Jean-Honoré Fragonard était heureux en ménage. D’où la production de compositions plus morales, tel Voeu d’un amour éternel, qui achève de briser, en fin de parcours, le mythe d’un artiste volage.

 

Fragonard amoureux galant et libertin, jusqu’au 24 janvier. Musée du Luxembourg, Paris.

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