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Une journée au Chicago Tribune

Des années que je rêvais de pénétrer l’enceinte de ce temple du journalisme. Un rêve accessible à tout un chacun pour peu qu’il se limite à l’entrée du bâtiment principal. Un rêve devenu, à mon échelle, réalité le jour où la rédactrice en chef du plus grand quotidien chicagoan a accepté de me prendre quelque temps sous son aile.

 

À quoi ressemble la rédaction du Chicago Tribune ? Quelles différences entre les médias français et américains ? Autant de questions me taraudant depuis mon premier séjour à Chicago. J’allais enfin obtenir des réponses. Les habitués de la Blue Line sont priés de sortir à la station Clark / Lake ; les passagers de la Red Line, à Grand. Quand résonne « State/Late. This is the Brown Line Train to… », tout le monde descend ! Pièce rapportée de la première catégorie, l’expat que je suis ou aimerais devenir à long terme s’achemine tranquillement vers Clark Street. Et si je jetais un coup d’œil à la statue tant controversée de Picasso ? Des enfants se laissent glisser dessus comme sur un tobogan. « Mira, un Miro ! » (“Regarde, un Miro !”), s’écrie un accent latino sur ma gauche. Ce sont moins mes bases en espagnol que l’allitération qui ont capté mon attention. Sur le trottoir d’en face trône, en effet, une statue de Joan Miro. Intitulée « The Sun, the Moon and a Star », ce bronze monumental fait penser aux salutations au soleil des yogistes. Pourquoi pas, étant donné le nombre incalculable de fitness centers rencontrés en chemin ? Passage-éclair au Centre culturel de Chicago pour récolter encore et toujours plus de prospectus. Un détour qui marque mon entrée triomphale sur Michigan Avenue. Enfin sur la bonne voie ! Un Dunkin’ Donuts, puis deux, puis trois… Un Starbucks par-ci, un Starbucks par là. Le premier après le pont, soit le énième d’une longue lignée (on ne les compte plus à force), tombe au niveau du Chicago Tribune. Reste à traverser ce qui, aux USA n’est pas une mince affaire, d’autant qu’il est interdit de « jaywalker », c’est-à-dire traverser en dehors des clous.

10 am * Je m’adosse à la façade néo-gothique du Tribune (pour les intimes). J’y vais ou « j’y vais » pas ? Un mini short turquoise et des tongs me passent sous le nez. Étant donné l’ampleur et la diversité de foule aspirée par le tourniquet, je décide de suivre le mouvement. Une des concierges hausse la voix. « Miss ! » C’est à moi qu’elle parle ? « Jane Hirt vous attend ». Nous sommes à court de badges « invités », veuillez inscrire votre nom, prénom… On connaît la suite. En anglais bien sûr.

10:05-10:55 am Les portes s’écartent, découvrant une immense baie vitrée. Vue sur les toits. Aucun vis à vis, pour une fois. Virage à gauche jusqu’à un bureau exposé à la vue de tous. Poignée de mains chaleureuse de la fameuse Jane Hirt qui m’accorde une heure de son temps. (cf. INTERVIEW de Jane Hirt)

11-11:45 am Deuxième conférence de rédaction du jour ; la première se tenant, depuis deux semaines seulement, tous les jours à 9h. Ainsi que dans la plupart des journaux français, non ? Peut-être mais pour le Tribune, c’est tout nouveau. Standing ovation (sans applaudissements, heureusement) « Je me présente je m’appelle… j’voudrais bien réussir ma vie… Être aimééee ! » N’allons pas jusque là, surtout pas dans ce contexte. C’est l’heure de l’appel. Jane se tourne d’abord vers le community manager. Il s’agit d’évaluer le taux de fréquentation des comptes Facebook et Twitter de l’entreprise. Quel article a-t-il eu le plus de succès ? Pourquoi ? Comment se porte la nouvelle version du site, lancée la veille. Décidément j’arrive en une saison des transitons. « Breaking News » ! Présent ! Après les informations de dernière minute, viennent les enquêtes de fond. « Les enseignants ont-ils les compétences nécessaires pour exercer leur métier ? » Telle est la question du jour. À moins que le papier ne soit publié le lendemain matin. Après avoir passé en revue les suggestions des pôles « International », « Économie », « Sports », « Culture et Art de vivre », « Vidéo », « Graphiques », et « Photos », Jane se lève pour remplir le programme du jour. Une feuille blanche scotchée au mur, deux colonnes « Aujourd’hui » et « Demain », quatre rangées correspondant aux heures de parution et des post-it arborant le nom des thèmes traités ou à traiter… Une méthode âgée d’une petite semaine seulement. Le cahier des réformes s’épaissit.

11:45 am-12 pm Visite express des bureaux, cet agglomérat de boxes rappelant l’âge d’or du journalisme. Interromption fortuite de Blair Kamin, l’expert en architecture, qui accepte de relayer mon guide. Caché sous une pile d’ouvrages retraçant l’histoire de Chicago, ce quadra poivre et sel aux lunettes rondes présente la tête du parfait intellectuel. Un intello pédago et nullement pédant. Qui eût cru que ce front dégagé cachait l’un des Prix Pulitzer de l’année 1999 ! Le lauréat me conduit dans une salle de conférence destinée à une vingtaine de personnes. Le leçon d’architecture peut enfin commencer. Un cours magistral qui se transforme bientôt en sortie de classe : quinze minutes se sont écoulées et nous voilà déjà dehors, sous le ciel immaculé de Chicago.

Le saviez vous (vous comme moi, donc pas besoin de guillemets) ?

1) Chicago prend Paris, à bien des égards, pour modèle ? Daniel Burham imaginait Michigan Avenue comme le pendant des Champs Élysées. Les escaliers menant à la « River Walk », en contrebas, sont censés évoquer le Pont Neuf. Les fondations et le haut du Chicago Tribune arborent un style franchement néo-gothique. Aucune fioritures entre les deux quoique cet écart de sobriété ne porte aucunement atteinte à la verticalité du bâtiment. Parlant verticalité, on compte deux ou trois immeubles mansardés au milieu des gratte-ciels jouxtant la tour de 141 mètres. Des immeubles de moindre taille qui auraient parfaitement leur place sur un boulevard français, suggère mon interlocuteur.

2) Chicago doit son surnom, The Windy City non pas au vent (wind) qui la traverse continuellement, mais plutôt à la volubilité (windiness) des politiciens chargés de promouvoir l’Exposition Universelle de 1893.

Traversée discrète d’une terrasse ombragée, celle du restaurant Howells & Hood que domine un fragment de la Cathédrale de Rouen. La légende raconte que le Colonel McCormick, propriétaire du Chicago Tribune, aurait demandé aux correspondants de l’époque d’amputer quelques grands monuments historiques afin d’orner les futurs locaux du quotidien. 136 pièces provenant du monde entier auraient été greffées au frontispice de la Tribune Tower. De là, l’essaim de touristes agglutinés au building. Tout s’explique ! Une fois à l’intérieur, je m’attarde sur ce qui attire l’attention de tant d’étrangers, les citations incrustées dans le mur de calcaire et l’énorme carte des USA suspendue derrière l’accueil. Aucun commentaire ? Dommage. À « googler » plus tard. L’ascenseur s’arrête au quatrième étage, comme lorsque je fais un saut au Parisien.

12:45 pm Déjà ! Discussion au pied levé avec deux trois membres de la rédaction, dont trois « fellows » (homologues) étrangers qui finissent par m’inviter à déjeuner.

12:45-1:45 pm Off the record !

1:45 pm  Les uns retournent travailler, les autres – pour ne pas me pointer du doigt – profiter encore un peu de l’étreinte apollonienne. L’heure et ma tête commencent à tourner. La séance d’UVs est terminée.

2:45 pm Retour dans le bureau de Jane, laquelle me confie quelques astuces et contacts pour percer dans la presse new-yorkaise.

3 pm sharp (tapantes) ! La quatrième conférence de rédaction est ouverte, déclare Gerould Kern, le président de table et SVP, vice président du journal, s’il vou plaît ! Tour d’horizon des enquêtes en progrès et au point mort. Certains post-it changent de place. Moi aussi.

3:45 pm Dans la famille des acronymes, s’ensuit un RDV dans le bureau de Goeff Brown, responsable des pages « Arts & Entertainment », à traduire probablement par « Cutlure et Art de vivre ». Retranscrit ici, cet entretien aurait pour titre « De l’éthique journalistique ». Apparemment les deux règles d’or du Tribune seraient d’une part, pas de « backstabbing » et d’autre part, pas d’opportunisme. Difficile de croire que personne n’essaie de se poignarder dans le dos. À moins qu’un sourire d’hôtesse de l’air ne suffise à dissimuler quelque trahison. Le téléphone sonne. L’interviewé décroche profitant de l’occasion pour se targuer de m’avoir vanté l’intégrité irréprochable de son équipe. « Tu serais fière de moi. Je viens d’expliquer à notre invitée qu’en aucun cas nous acceptons les invitations adressées à la presse afin d’éviter tout conflit d’inérêts. » Shame on me qui accepte toujours volontiers – pour peu que j’aie la possibilité de couvrir l’événement – les déplacements professionnels. Suis-je une junket, alors ? C’est le nom attribué aux profiteurs du milieu, ainsi que me l’expliquera plus tard Jane. Mon objectivité endurcie n’est-elle qu’une impression ? Envahie de scrupules, je tente de changer de sujet. Et si l’on parlait plutôt de vous ? Sa mère voulait qu’il devienne médecin. Indifférent à la biologie, il suit les traces de son père, grand reporter alors que l’humeur générale est encore à la ségrégation. De même, Jane se destinait à une carrière de dentiste. N’entendant rien à la science, elle choisit la même filière que sa meilleure amie. Comme quoi le mimétisme a parfois du bon. Timide allusion à mon désir de travailler aux États-Unis. Dommage que le Tribune se concentre sur l’actualité locale. C’est pas moi , c’est Jane qui l’a dit ! « Non mais, attendez si vous décrochez l’interview d’un Chicagoan à Paris – je dis ça au hasard – n’hésitez surtout pas ! ». Il y a bien quelques artistes qui… Et puis ce joueur de tennis, David Young… la Coupe Davis approchant… Inutile de rêver. Le temps de partir à la rencontre de deux critiques d’art et à mon retour le contrat se trouvait là, sous mes yeux !

« Dear Freelancer, we are please to welcome you in our team… »

5 pm Conférence de rédaction number 4…. J’arrive en retard. On comprend pourquoi !

 

* Pour plus plus de réalisme, j’adopterai le système numérique anglais.

 

À LIRE AUSSI : l’interview de Jane Hirt, rédactrice en chef (managing editor) du Chicago Tribune.