EXPOS-Boudin

Rendons à Boudin ce qui est à Boudin

Dans le cadre de sa prochaine exposition, le musée Jacquemart-André lève le voile sur un tableau d’Eugène Boudin longtemps attribué à Monet.

“Je est un autre.” Séisme dans le petit monde de l’art. Un tableau exposé au musée Jacquemart-André représentant le clocher de l’église Sainte-Catherine à Honfleur, attribué à Claude Monet, serait en fait une oeuvre d’Eugène Boudin, son précurseur normand. Pour conforter leur thèse, les spécialistes du musée exposent deux tableaux. À gauche, une petite huile sur panneau de bois, de 32 cm sur 40 cm, attribuée à Eugène Boudin (1824-1898), prêtée par le musée d’art de l’Université du Michigan. À droite, le même sujet, le clocher de Sainte-Catherine, déployé sur une plus grande hauteur (55 cm sur 43 cm) et estampillé “Claude Monet”. Il a été donné en 1964 au musée Eugène-Boudin de la ville d’Honfleur par Michel Monet, fils cadet du peintre impressionniste. Laurent Manoeuvre, commissaire général de l’exposition au musée Jacquemart-André, en est convaincu : c’est Boudin qui a peint cette oeuvre et non Monet (1840-1926).

Entre les deux panneaux, titrés Honfleur, le clocher Sainte-Catherine, les ressemblances sont frappantes. Mais la confusion permet également de rappeler les différences stylistiques qui opposent les deux artistes et l’admiration que vouait le premier au second.

En 1887, Eugène Boudin écrivait : “J’aurai peut-être eu aussi ma très petite part d’influence dans le mouvement qui porte la peinture vers l’étude de la grande lumière, du plein air et de la sincérité dans la reproduction des effets du ciel.” Une déclaration qui invite à le rapprocher du mouvement impressionniste. À tort, puisque le Honfleurais, “ne relevant pas des écoles consacrées… et sacrées”, a toujours revendiqué son indépendance. “Ce n’était pas un peintre de manifeste, déclare Laurent Manoeuvre. C’était un artiste modeste, qui savait très bien s’adapter aux exigences de sa clientèle, sans pour autant renoncer à son esthétique”, ajoute-t-il.

“Beautés météorologiques”

Une modestie qui l’honore étant donné l’influence qu’il a exercée sur ses héritiers. Sans chercher à s’imposer, le paysagiste normand a su s’attirer les grâces de ses contemporains. Si l’on voit en Pissarro le peintre de la terre et en Monet, le maître incontesté de l’eau, Boudin, lui, s’illustre dans le traitement du ciel. Sa technique très enlevée révèle une liberté dont rêvent beaucoup d’artistes. Baudelaire, le premier, exalte les “beautés météorologiques” de son ami. Quant à Monet, sa reconnaissance pour celui que Corot surnommait le “roi des ciels” est sans limite.

Dans ce cas, comment être sûr que la toile présentée à Jacquemart-André est bien d’Eugène Boudin ? Question de style. Plus nerveuse et rectiligne dans les années 1890, la technique du peintre n’a rien à voir avec celle de l’impressionniste parisien, moins précis dans l’exécution de formes géométriques. En outre, la confrontation du Clocher de Sainte-Catherine avec un tableau venu de l’University of Michigan Art Museum (UMMA) a achevé de mettre tout le monde d’accord. Toutes deux peintes sur un panneau en bois, support plus rare chez Monet, les deux versions de l’église honfleuraise partagent le même titre, traduit St. Catherine’s Market in Honfleur par le musée prêteur, et la même gamme de couleurs. Plus resserré, seul le cadrage du pendant américain diffère.

“Les conseils de Boudin”

Loin de diviser, la confusion entre les deux artistes confirme l’amitié que vouait Claude Monet à son aîné. Leur rencontre a lieu au Havre, en 1858. Boudin sort son chevalet pour étudier les variations de lumière, tandis que son futur disciple verse dans la caricature. Le courant passe tout de suite entre les deux hommes. Très vite converti à la peinture sur motif, le père de l’impressionnisme ne jure, à ses débuts, que par son mentor. “Je me réglais exclusivement sur les conseils de Boudin.”

Fasciné par les métamorphoses du temps, Eugène Boudin se plaisait à représenter un même paysage à différentes heures de la journée. Une habitude que s’est appropriée le mouvement impressionniste. Dans la mesure où Monet a poussé encore plus loin la logique de la série, en numérotant ses peintures de nymphéas par exemple, il n’était pas absurde d’en faire l’auteur d’une des vues de Honfleur accrochées à Jacquemart-André. En vérité, Boudin les aurait peintes depuis le premier étage de l’hôtel du Dauphin, lors d’un dernier séjour dans sa ville natale.

“Concours de circonstances”

Plus concrètement, le détournement du Clocher est dû à un concours de circonstances. En 1964, Michel Monet adresse au musée de Honfleur deux huiles sur bois retrouvées dans l’atelier de son père, à Giverny. “Je crois que le Clocher de Sainte-Catherine date de la période Boudin (de mon père) [1858-1861, NDLR].” Le tableau reçoit alors la griffe de l’atelier Claude Monet. Longtemps qualifié d’”inclassable” dans l’oeuvre du célèbre impressionniste, le tableau laisse la critique perplexe. Progressivement, le trouble fait place à une évidence : l’”attribution est davantage fondée sur la provenance que le style”. Pour la conservatrice en chef du musée Eugène-Boudin de Honfleur, la rétrospective du musée Jacquemart-André se présente, en effet, comme “l’occasion d’officialiser une découverte de longue date”.

Le Clocher a sonné, l’école est finie. Méconnu du grand public, Boudin reconnaissait humblement le génie de son successeur. Sûrement aurait-il été honoré de voir son oeuvre assimilée aux travaux de Monet. À moins que l’élève n’ait pas entièrement dépassé le maître…

 

LePoint