SOCIO-Velasquez

L’art à la page #2

Blue Velasquez, un roman de toute « bleuté »

 

Pour composer un tableau, il faut : une palette, une toile, et un sujet. Pour composer un beau tableau, il faut : une palette harmonieuse – à dominante bleue -, une toile solide – 432 pages – et un bon sujet. Un ancien jazzman atteint de médiocrité revient en France avec des rêves de vengeance. Récupérer le Velasquez que les Allemands ont confisqué à ses ancêtres durant la guerre serait un moyen de s’affirmer en tant qu’individu, et de laisser une trace sinon dans l’Histoire, du moins dans celle de sa famille, où il figure comme un raté. Quand le rêve tourne à l’obsession, bien sûr, les passions se déchaînent. En proie à une rafale d’émotions, le lecteur finit par percevoir le dernier livre de Marc Welinski comme une peinture contrastée, où se dessine l’ombre d’une mise en abyme. Un Velasquez n’est-il pas au cœur de Blue Velasquez ?

 

Conte d’azur

Quelle idée d’avoir associé le nom du maître espagnol au bleu ? L’artiste est en effet connu pour sa gamme de couleurs chaudes. Parlant gamme, le blues est à la source du jazz, genre musical dans lequel verse notre héros… quand il ne verse pas des larmes. « La sensibilité me touche chez les hommes », salue son premier amour, Lucile. Saxophoniste doué, Luc Wahlberg a le bourdon, le blues. Lui qui avait tout pour réussir, n’a pas su tirer parti de ses dons. De la déprime on passe au regret, celui que seule l’ambition supprime. Récupérer le Velasquez de la famille ferait la fierté de sa mère. Cette nouvelle obsession lui inspire le thème de « Blue Velasquez », le meilleur de son répertoire. Enfin, Blue Chat’s est le club où l’artiste se produit toutes les semaines.

Street strates

Ainsi, le bleu domine cette palette littéraire, de même que sol est la dominante des gammes de do majeur et do mineur. Noir sur blanc, s’esquisse le paysage du roman, comme le quadrillage d’une étude préparatoire à la pierre. Entre les lignes, au premier plan, s’étire Paris dont Marc Welinski brosse un portrait des plus flatteurs. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur une indication géographique. « Le taxi dépose Luc Walhberg au seuil de l’Hôtel de Picardie, rue de Maubeuge ». Le décor est posé, rive droite, même si l’on sent résonner au fil des pages une nette préférence pour le quartier latin. De chez Lipp (p. 151), le héros se rend à Châtelet, en passant par les boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, des étapes dépeintes dans avec force détails.

À ce paysage urbain se superpose un autre cadre, l’ère délétère de la Seconde Guerre Mondiale. Issu d’une famille juive russe, polonaise, et alsacienne, l’auteur prête à son protagoniste des origines similaires. Spoliés, délogés, renommés sous l’Occupation ses grands-parents ont vu tous leurs biens ravis par les nazis, ces vautours manifestes. Retour de manivelle : cet épisode historique justifie la position de repli qu’adoptent encore certains juifs face à d’autres communautés religieuses, potentiellement descendantes de leurs bourreaux passés. Certains juifs, pas tous ; car si Rachel, la mère de Luc, aurait accueilli la « gentille Schiksé » (fille non juive en yiddish) Lucile à bras ouverts, la femme de Claude Kapinsky n’a pas connu le même privilège « … je n’étais pas acceptée par le clan. J’étais la jolie petite provinciale, la goy, une mésalliance notoire pour l’héritier des Kapinsky ». Ce décalage suggère une vision stratifiée, groupusculaire et, partant, crépusculaire du décor. Au-delà des tribus, des lignées, quid des personnages en soi ?

Qui est qui ?

Luc est l’archétype-même de l’anti-héros et non du héros, que l’on admire plus que l’on s’y identifie. D’où l’attachement qu’on lui porte. Brillant, beau, il a gâché sa vie. Avec un soupçon de détermination, une cuillerée de confiance en soi, et une pincée de pragmatisme, il aurait pu accomplir de « grandes choses ». Un peu vague. Disons seulement qu’à échelle humaine, il aurait pu au moins viser gloire et amour. Se faire un nom (sur scène) et/ou un nid (avec Lucile), c’est déjà beaucoup. D’aucuns voient en ses accomplissements des exploits. Pourquoi s’encombrer d’une mission a priori impossible quand nombre d’obstacles entravent déjà la route du bonheur épuré ? Si seulement les démons de sa mère ne l’avaient pas rattrapé… Il n’aurait pas atterri en prison, été forcé de s’exiler aux États-Unis où, au lieu de s’essouffler, sa vendetta lui est montée à la tête. Luc aurait pu profiter de la distance pour se (re)construire. L’excès est l’ennemi du succès ; soit la fuite, de la réussite. S’il avait pris du temps pour réfléchir, ne rien laisser au hasard, s’il n’avait pas cédé aux distractions, aux vices de Las Vegas, sûrement se serait-il trouvé plus rapidement. Foin de cette psychologie de comptoir ! Sans ses défauts, Luc n’aurait pas eu le même potentiel narratif, le même text appeal. Qui veut d’un parangon de perfection ? Une autre lecture consiste à considérer le tableau Trois petits bergers de Castille comme le véritable héros du livre de Welinski. Pourtant sa description, tant attendue, ne survient qu’à la toute fin :

« Elle [Rachel] paraît avoir quitté notre monde pour entrer dans cette peinture, aspirée par elle. Elle est là désormais, au cœur de ce paysage de Castille, parmi les petit bergers qui s’amusent, les moutons qui paissent paisiblement, caressés par une douce lumière dorée. Elle flotte au milieu des nuages qui filent dans le ciel, au-dessus d’une campagne printanière où quelques paysans, au loin, s’adonnent aux travaux des champs. Et puis, il y a cette grange, au second plan. Elle se rapproche. Elle est désormais à l’intérieur. Elle perçoit la fraîcheur de l’ombre et l’odeur du foin. Un rayon de soleil y pénètre par une lucarne et vient illuminer les ballots de paille entassés à l’intérieur sur deux étages ».

Dans l’ensemble, tout se déroule comme si chaque portrait n’était que le repentir d’un autre. Dans sa quête d’identité, Luc se découvre un double, un frère maléfique, Manuel Sagarra, dont le surnom, Man Ray, souligne la sagacité de l’auteur. À l’instar de Nabokov, Marc Welinski jongle avec les prénoms pour créer un réseau de personnages plus ou moins cohérent. En réaction à l’antisémitisme nazi, Menahem et Rosa Weintraub sont rebaptisés Marcel et Rosette. Rien de surprenant, d’ingénieux dans ce parallèle historique. En revanche, n’y a-t-il un peu de Welinski dans Kapinsky et Walhberg ?

A fortiori, Éloïse et Lucile sont unies par une allitération. De son côté, Lucile dérive de Luc. Leur relation coule de source. Elle le connaît par cœur. Et vice versa. Il sait qu’elle désapprouve ses projets de cambriolage. Elle sait qu’elle ne pèse pas assez lourd dans la balance. Il l’a quitté sans le vouloir. Elle l’a attendu sans le pouvoir. Leur retrouvailles ont lieu sans faille, ou presque. Entre eux deux, Éloïse représente la nouveauté, soit l’illusion de la perfection. Lucile, c’est la lucidité. Éloïse, ou Éloise – sans la faveur du tréma -, c’est l’oisiveté. Si l’antéposition du « é » évoque la forme la plus parfaite de la conjugaison grecque, l’aoriste, ce masque sous forme de lettre finit progressivement par tomber. Éloïse se diabolise au fil des pages. Elle qui incarnait l’avenir en est réduite à une cruelle maxime (l’aoriste en grec a une valeur de passé simple ou de présent de vérité générale) : il faut savoir se méfier des apparences. Derrière la veuve éplorée se cache une ancienne call-girl, laquelle a séduit Luc pour le faire accuser des crimes qu’elle commettrait avec son amant, Man Sagarra. Lucile était donc le bon choix. Le choix apparemment le moins facile, puisqu’il impliquait quelques ajustements, mais le bon choix en définitive. Le héros n’avait jamais vraiment renoncé à elle, mais dans son hésitation, il n’a pas su la protéger. Il faudra que celle qu’il tenait pour acquise meure, assassinée, pour que Luc comprenne son erreur. Trop tard ! Injuste ! Tragique ! L’herbe, plus verte ailleurs, est toujours vouée à jaunir. C’est pourquoi mieux vaut parfois entretenir un terrain déjà conquis, y éliminer les mauvaises herbes, y tailler quelques branches rebelles, plutôt qu’aller butiner une fleur, puis une autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que mort ou lassitude s’ensuive, sur un terrain miné de remords.

Style sans fil

C’est pourtant ce qu’est invité à faire le lecteur, butiner. Un peu de musique par-ci, un peu d’art par-là. Welinski procède par petites touches ; une technique favorable au suspense. Doit-on pour autant qualifier son style d’impressionniste ? Oui, si l’on aime les étiquettes, les cases. Quiconque dans ce cas n’hésiterait d’ailleurs probablement pas à se proclamer cubiste… Puisqu’il faut toujours tout ramener à un courant d’art ou, en l’occurrence, à un courant d’air (Monet, Manet & co adoraient travailler en pleine nature) pourquoi ne pas tisser une comparaison avec Matisse, le roi des impros sur papier ? Ce n’est pas pour rien que son premier recueil de collages s’appelle Jazz. De même, Welinski improvise, brode autour de faits réels. Le résultat est si concluant qu’on est contraint de réfuter la proposition suivante (p. 54) : « Tu sais, Luc, le jazz n’intéresse plus grand monde, les jeunes n’en écoutent plus ». Raison de plus pour en lire. En effet, à supposer que l’auteur partage le point de vue de son personnage, on pourrait le soupçonner de proposer un équivalent littéraire à un genre musical en voie de disparition. Moi qui pratique le swing et le charleston parmi des centaines d’autres adeptes, j’aurais tendance à interpréter cette remarque comme une pique ironique, soit la réaffirmation d’un style qui déborde le cadre de la musique. Il est parfois important de se mutiner, de but en blanc, pour pouvoir continuer à butiner. Tel était aussi la philosophie de Montaigne : « Les abeilles butinent de-ci delà les fleurs, mais ensuite elles font le miel, qui est tout à elles; ce n’est plus thym ni marjolaine. Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et mêlera, pour en composer un ouvrage tout sien, à savoir: son jugement; son éducation, son travail et son étude ne visent qu’à le former » (Livre 1 : XXVI « De l’institution des enfants ») Nous aussi, nous pouvons jouer sur les mots, les références.

 

> Blue Velasquez, de Marc Welinski, Daphnis et Chloé, 432 p, 18 €