SOCIO-Salomon

L’art à la page #1

Charlotte, une savoureuse lecture

 

Le dernier livre de David Foenkinos se déguste avec « délicatesse », comme ces desserts à boudoirs si difficiles à bouder. Charlotte. Et la cerise sur le gâteau, le prix Renaudot.

 

Dans une interview noyée dans la bouillie fouillie d’internet, David Foenkinos déclare ne pas avoir trouvé la recette du succès. « Si je la connaissais, vous pensez bien que ma carrière aurait décollé plus tôt ». Au-delà de thèmes récurrents, la mort, le deuil, la solitude, la démence, il n’existerait pas encore de pâte Foenkinos. Et si elle existait, cette pâte, il serait impossible de l’aplanir, de l’affadir, comme au rouleau à pâtisserie. Son dernier roman, Charlotte, épouse une forme totalement différente de ses précédents best sellers. Au bout de quelques pages, le lecteur prend conscience des rejets qu’il essuie en fin de propositions. Chaque ligne commence par une majuscule. On traque les rimes que l’on aurait manquées. En vain. Pas d’alexandrins dans la vie de Charlotte Salomon (1917-1943), si ce n’est un certain Alexander (cf. plus bas). Son existence se voit romancée, mais non versifiée. L’ouvrage est si documenté que l’image d’un chariot de machine à écrire vient soudain à l’esprit. En réalité, le format choisi trahit une peur inconsidérée de la page blanche.

J’ai tenté d’écrire ce livre tant de fois.

Mais comment ?

Devais-je être présent ?

Devais-je romancer son histoire ?

Quelle forme mon obsession devait-elle prendre ?

Je commençais, j’essayais, puis j’abandonnais.

Je n’arrivais pas à écrire deux phrases de suite.

Je me sentais à l’arrêt à chaque point.

Impossible d’avancer.

C’était une sensation physique, une oppression.

J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer.

Alors, j’ai compris qu’il fallait l’écrire ainsi.

Besoin d’air ? Pour plus de concentration. Ces respirations auront-elles facilité l’accouchement littéraire de David Foenkinos ? Du point de vue du lecteur, le résultat est saisissant. Chaque phrase jaillit ex-nihilo comme le cri d’un nouveau-né. La promesse d’un soulagement. Ainsi l’on ne perd pas une miette, pas un mot de l’histoire. Le « je » y fait son entrée le plus naturellement du monde. Nulle arrière-pensée. Nul arrière-goût. Il y a un peu de Foenkinos en Charlotte ; et de Charlotte, en Foenkinos. Le sujet devient l’objet de son obsession ; et la lecture, progressivement, boulimique.

salomon 4 Autoportrait, 1940-1943

« J’ai tenté d’écrire [cette chronique] tant de fois.

Mais comment ? »

En singeant le style de l’auteur ?

Pas si facile de s’en retourner régulièrement à la ligne.

Foenkinos manque autant d’air que Charlotte en a respiré à Auschwitz.

A mon tour de craindre les mots, les morts.

Comment louer un auteur lui-même oppressé par le destin de son héroïne ?

La peur est contagieuse.

Se contenter des faits.

Charlotte Salomon est née à Berlin, le 16 avril 1917.

Non, c’est plat.

Autant qu’une pâte “Herta” vendue au supermarché.

C’est une bio bio qu’il faut écrire.

Un produit frais pondu sous la plume d’un écrivaillon.

Rapidement.

Fille unique, née sous la constellation du suicide.

Sa mère lui avait promis de lui écrire du paradis.

Elle est morte d’un rhume.

Version officielle.

Sa belle-mère est cantatrice.

Premiers émois avec le coach de cette dernière.

Les SS lèchent les bottes d’Hitler.

La Botte, elle aussi, devient nazie.

A bas les juifs !

« Lotte » sort du lot, entre aux Beaux-Arts.

En 1933, c’est pourtant cette aryenne de Barbara qui réceptionnera son premier prix.

Mise en scène odieuse depuis les coulisses.

Direction le sud de la France.

La grand-mère rejoint sa fille Fränze parmi les anges.

Et si Charlotte glissait dans la même folie ?

Pas le temps.

Son ventre grossit.

Elle épouse le père, Alexander Nagler.

Le bonheur est là, tout proche.

Pas le temps.

L’heure de la douche a sonné.

Est-ce la Vie ou du Théâtre ?

Voilà le point de départ de Foenkinos, le puits de son obsession.

Il me faut à tout prix acheter cette autobiographie.

Aller au Musée de l’Histoire juive, à Amsterdam.

C’est là que le père de Charlotte a trouvé refuge avec sa femme pendant la guerre.

Là que le couple a laissé l’œuvre de l’artiste maudite.

Rescapée du suicide, scalpée à Auchwitz.

À l’âge de 26 ans, seulement.

Comment ignorer cette injustice ?

Dans son obsession, Foenkinos forge des pépites.

Des astres de poésie dans un azur tragique.

Sa marque de fabrique.

Ce sont ces pépites qui rendent l’ensemble savoureux.

Se révèle alors une toute autre dimension.

Celle de l’écrivain amoureux de son modèle.

Foenkinos a trouvé sa muse.

Ça se sent ; ça se sait.

Et les procédés littéraires censés lui donner corps, lui donner vie, transpirent la vérité.

Excellent cru que ce Renaudot 2014 !

 

“Charlotte”, David Foenkinos, Gallimard, 221 p., 18,50 €