EXPO-Van Gogh

Van Gogh / Artaud : les suicidés du Musée d’Orsay

Suicidaires, ils l’étaient, de même que tous les visiteurs qui aujourd’hui s’aventurent à Orsay sans avoir réservé leurs billets.

 

C’était, selon moi, un article à écrire à la première personne. Entre les deux grands « je », les deux grandes voix confrontées à Orsay, ma subjectivité était vouée à ressortir. C’était un appel à la récollection de certains souvenirs, une invitation à réveiller l’ancienne khâgneuse qui sommeille en moi. Si je n’avais manqué la présentation “presse”, je me serais probablement moins investie dans ce papier. Et pourtant, quand on passe trente minutes à patienter sous la pluie un dimanche après-midi – quarante si l’on compte l’attente devant la caisse, puis devant l’entrée de l’exposition – on s’octroie plus de libertés.

C’est la file d’attente la plus intimidante de Paris, quoique la plus rapide. J’ouvre mon exemplaire “semi-poche” de Van Gogh Le Suicidé de la Société préfacée par la Évelyne Grossman, dont je redécouvre avec délectation les analyses : “Artaud transforme maudire (de maledicere, dire du mal) en mal dire. La malédiction se fait mal diction et les suppliciés du langage, à leur tour, supplicient la langue, écorchent la peau des mots, dilacèrent le cors de la pensée.” Ce livre corné et raturé, je ne l’avais pas ressorti depuis cinq longues années. Ce livre surtout, Artaud l’a écrit en réponse à la parution Du Démon de Van Gogh, où le Dr. Beer dénonce la folie de son personnage éponyme. Ce livre se veut aussi fragmenté que la “couleur roturière” qu’Antonin Artaud associe à Vincent Van Gogh. Il prête sa structure parcellaire à l’exposition aujourd’hui présentée au musée d’Orsay, et justifie le caractère éclaté de mes propos.

OrsayOrsay, un dimanche après-midi pluvieux

Cette exposition est la seconde depuis la rétrospective organisée à l’Orangerie, en 1947 – les chats ne font pas des chiens puisque le musée est rattaché à Orsay depuis mai 2010 – et dont Artaud s’est inspiré pour écrire sa réponse au Dr. Beer. C’est sa voix qui résonne, sous forme de cartels, sur les murs ; des cartels réduits à la portion congrue et distribués par petites touches à travers les salles, pour laisser parler les œuvres, d’une part (de même dans un débat politique, chacun son temps de parole. Ce qui me rappelle soudain que je dois aller voter en rentrant… Ou pas.) ; et pour ne pas submerger le spectateur d’autre part, quoique l’état de la circulation force l’attention. Dix minutes de sur-place égalent dix minutes de contemplation. Comme quoi les embouteillages ont parfois du bon.

Son billet contrôlé, on pénètre une petite chambre circulaire, constellée de mots blancs sur fond obscur et sur fond de bruitages étranges. N’écrit-on pas d’ordinaire en noir sur quelque page vierge ? La révolution se poursuit dans une salle archi comble. À droite, des dessins d’Artaud, éclairés par des citations de Van Gogh. Une inversion des rôles d’autant plus pertinente que l’écrivain a commencé sa carrière en tant que comédien. C’est lui qui irrigue, en 1926, la veine dadaïste du Théâtre Alfred Jarry.

Son intérêt et ses théories sur l’art dramatique, le comédien devenu écrivain les développe en 1938, dans le Théâtre et son double, une référence dans l’enseignement littéraire. Je me souviens l’avoir étudié en première. Fasciné par le port de tête du jeune Artaud – c’est vrai que sa beauté perçait l’écran -, notre professeur de français s’était même laissé aller à nous montrer en classe La Passion de Jeanne d’Arc, dont j’étais ravie de retrouver un extrait à mi-parcours de l’exposition, outre Surcouf de Luitz-Morat (1924), L’Argent de Marcel Lherbier (1928). Vingt-quatre films en douze ans (1923-1935) ! Sans compter les pièces qui suivirent. Pas étonnant qu’Artaud fût fasciné par un personnage aussi théâtral que Vincent Van Gogh.

Artaud dans la Passion de Jeanne d'Arc

Artaud dans la Passion de Jeanne d’Arc

 Théâtral, et non fou. L’auteur insiste sur la “lucidité supérieure” de l’artiste que la société aurait poussé au suicide. Ne faut-il pas être aliéné pour se couper l’oreille ? Un incident que rappelle la légende du Fauteuil de Gauguin (1888), dont les ombres violentes symboliseraient la colère de la victime. Le 23 décembre 1888, à la suite d’une violente dispute avec Gauguin, Van Gogh est retrouvé dans son lit, le lobe gauche tranché. Si la thèse de l’automutilation prévaut, sachant que, dans son délire, le peintre aurait offert son membre mutilé à une prostituée ; d’après Hans Kaufmann et Rita Wildegans, ce serait Gauguin qui aurait attaqué son interlocuteur avant de s’enfuir d’Arles. Bien qu’il ne rallie pas ouvertement cette dernière thèse, Artaud disculpe l’artiste au nom de son génie créateur, appuyant par là-même le dicton “il n’y a guère de génie sans folie”. À cause d’une pétition de trente personnes l’accusant de “troubler l’ordre public” et d’un diagnostique lui imputant nombre d’hallucinations, Vincent Van Gogh atterrit dans un asile à Saint-Rémy-de-Provence.

Vincent Van Gogh, Le Fauteuil de Gauguin, novembre 1888, Amsterdam, Van Gogh Museum (Fondation Vincent van Gogh)

Vincent Van Gogh, Le Fauteuil de Gauguin, 1888,  Van                                              Gogh Museum

Au-delà de leur expérience commune du milieu psychiatrique – Antonin Artaud a été interné neuf ans à Rodez -, peut-être l’écrivain s’identifiait-il à la théâtralité de Van Gogh dont il avait demandé à Paule Thévenin de lui lire la correspondance, la fameuse correspondance entretenue avec son frère Théo. Et pour cause, l’oralité n’est-elle pas une composante essentielle du théâtre ? Alors que je contemplais une série de paysages classés sous la catégorie « De l’autre côté de la tombe », j’entendis une voix retentir à l’autre bout de la salle. Pour accuser sa fidélité aux personnages opposés en ses murs, le musée d’Orsay accueille régulièrement des acteurs chargés de lire des passages de Van Gogh le suicidé de la société. À cette animation s’ajoute une projection du Champs de blé aux corbeaux (1890), où Alain Cuny, reprenant les commentaires d’Artaud, explique le caractère funeste de la toile. Parfait en attendant que le trafic se fluidifie.

                                             Lecture commencée à la page 72 de mon édition

Or, le véritable cauchemar débute paradoxalement dans la dernière salle : tout le monde s’agglutine devant les toiles avant la fermeture du musée. Il faut compter cinq bonnes minutes devant et entre les œuvres. Heureusement, chacune est si belle que ce qui passait pour un suicide collectif, se transforme en un après-midi fort constructif. Aucun regret.

Il est 18h30. Me reste-t-il le temps et le courage d’aller voter ?

 

 

Comment résister à la tentation de resituer les citations arborées à Orsay dans mon propre exemplaire de Van Gogh le suicidé de la société ? Ci-dessous les cartels replacés, page par page, dans la collection L’imaginaire, la « collection intermédiaire de semi-poche » des éditions Gallimard.

Une terrible sensibilité p. 87-88

“Un fou Van Gogh ? (…) l’irréfragable psychologie”

Un drame éclairé p. 46-47

“Un bougeoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte (…) / Qui va entrer ? / Sera-ce Gauguin ou un autre fantôme ?”

L’envoûteur p. 53

“Je pense pourtant plus que jamais que c’est au docteur Gachet, d’Auvers-sur-Oise, que Van Gogh a dû, ce jour-là, le jour où il s’est suicidé à Auvers-sur-Oise, / a dû, dis-je, de quitter la vie, – / car Van Gogh était une de ces natures d’une lucidité supérieure. (…) plus loin, infiniment et dangereusement plus loin que le réel immédiat et apparent des faits. “

De l’autre côté de la tombe p. 75-77

“Van Gogh a renoncé en peignant à raconter des histoires, (…) Car n’est pas l’histoire entière de ce qu’on appela un jour l’âme qui vit et meur dans es paysages convulsionnaires et dans ses fleurs ?”

Un convulsionnaire tranquille p.41 (…)-60

“La peinture linéaire pure me rendait fou depuis longtemps (…) Van Gogh n’est qu’un pauvre ignare appliqué à ne pas se tromper.”

La couleur roturière p.46

“C’est ce qui me frappe le plus dans Van Gogh, le plus peintre de tous les peintres (…) l’unique scrupule de la touche sourdement et pathétiquement appliquée (…) il n’y a pas de pierres précieuses qui puissent atteindre à sa rareté. “

(Artaud dessinateur) cette section sera développée dans un papier opposant l’exposition d’Orsay à celle que le musée Rodin s’apprête à consacrer à Mapplethorpe.

L’orageuse lumière p. 71

“Organiste d’une tempête arrêtée et qui rit dans la nature limpide (…) on ne pourra plus ne pas revenir à Van Gogh.”

Les paysages de convulsions fortes p. 80-81

“En face d’une humanité de singe lâche et de chien mouillé (…) son coeur ne pouvait plus supporter.”

 

Van Gogh / Artaud Le suicidé de la société, du 11 mars au 6 juillet, au musée d’Orsay (niveau 0 – grand espace d’exposition)

 

VOIR AUSSI : l’expo idéale liée à cet article.