EXPO-Magritte

Magritte sur fond gris

Ceci n’est pas une exposition ordinaire. L’intitulé conviendrait parfaitement au parcours chronologique que propose jusqu’au 13 octobre l’Art Institute de Chicago.

 

« On n’y voit rien ». Ce titre du critique d’art français Daniel Arasse pourrait sortir des bouches les plus médisantes. Peintes en gris à dessein, les parois du premier étage de l’aile moderne suscitent chez certains un sentiment d’oppression, voir d’angoisse alors que leur vocation est de créer un lien intime entre le spectateur et le tableau qu’il contemple. « Ce choix de couleur doit permettre aux visiteurs de se concentrer sur chaque toile et surtout sur l’émotion qu’elle suscite en eux », déclare avec engouement la commissaire de l’exposition Stéphanie D’Alessandro.

Pari tenu. Un silence surprenant règne dans les salles. « Pour “L‘impressionnisme et la mode (été 2013), c’était l’inverse. Il y avait tant de bruit que l’on avait l’impression de se trouver dans le salon de quelque intellectuel français », renchérit Gloria Groom, responsable du département des peintures du XIXe siècle. La moindre luminosité entretient le mystère auréolant l’artiste controversé. Né en 1898 à Lessines (Belgique), René Magritte est un paradoxe vivant. Publicitaire à ses heures les moins glorieuses, il aime poser devant ses œuvres tout en se tenant loin des mondanités. C’est l’un des rares surréalistes à vivre en banlieue, avec sa femme Georgette. Derrière chaque cadre soigneusement numéroté et daté de sa main, se cache des compositions volontairement ésotériques, sinon anarchiques. Rien dans ce monde n’est ni noir, ni blanc, c’est ce que nous rappelle le cadre brumeux de cette lumineuse rétrospective.

Magritte_Future-of-Statues

Magritte fait son cinéma

Il y a foule devant le cartel introductif. Premier et dernier texte imprimé sur fond blanc. Passé cette antichambre immaculée, le visiteur se voit plongé dans une salle obscure dominée par « Le futur des statues » (1937), pièce manifeste de l’exposition, au sens où elle annonce la présence de supports non picturaux dans le parcours à suivre. Les nuages ornant ce visage endormi préfigurent les motifs oniriques ornant l’ensemble des collages, peintures et sculptures signés René Magritte. Double du spectateur dont il est question d’ouvrir les yeux sur la réalité du monde alentour, elle incarne des concepts que l’artiste aimait projeter sur ses toiles comme sur un écran de cinéma. Le rapprochement avec les arts scéniques s’opère dès les premières œuvres que Magritte destine à la galerie belge Le Centaure. La tenture esquissée dans « Le Joueur secret » (1927), par exemple, fait écho non seulement à la Renaissance italienne, mais aussi aux mouvements de rideaux marquant le début et à la fin d’une pièce de théâtre. Certaines compositions, telle « L’homme au journal » (1927) ressemblent, par leur quadrillage noir, à des pellicules photo. « Les amants » (1928) détournent le baiser cliché d’un happy ending. Le titre « Entr’acte » parle de lui-même. Mécène et ami tardif du peintre, le richissime poète anglais Edward James est peut-être l’un des seuls à avoir exploité la fonction théâtrale de l’oeuvre magrittienne : il s’amusait à surprendre ses invités en braquant soudainement un projecteur sur le triptyque commandé à son protégé pour décorer sa salle de bal.

Magritte_Secret-Player Le Joueur secret, 1938

De même, la mise en scène de Robert Carson, scénographe de l’exposition, a pour but de souligner l’aspect à la fois systématique et dramatique de l’oeuvre de Magritte. L’éclairage tamisé, favorisé par l’obscurité ambiante, conforte la sensation de pénétrer une salle de théâtre ou de cinéma. En 1929, le surréaliste belge rentre chez lui. Concomitante du krach boursier et d’une dispute avec André Breton, cette rupture s’illustre à travers une série de tableaux disposés individuellement les uns derrière les autres. Ainsi se profile, à mi-parcours, un couloir obscur jalonné de cloisons illustrées de trompe-l’œil ; car c’est à cette époque que les compositions de René Magritte deviennent de plus en plus inintelligibles.

CouloirOn y voit bien, au contraire

 

Une philosophie à coups de pinceau

Son cheval de bataille : rendre le familier étrange, pour ne pas dire étranger. « La plupart de ses portraits sont perçus comme des autoportraits », remarque Stéphanie D’Alessandro. « On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec lui ». Il se pourrait très bien par exemple, que le « Personnage méditant sur la folie » représente l’artiste en pleine méditation. À moins qu’il ne s’agisse d’une allégorie de la philosophie. Mais le terme philosophie s’applique-t-il vraiment à l’œuvre de René Magritte ? Dans le Livre X de la République, Platon prétend que toute œuvre d’art n’est qu’une imitation d’imitation : l’artisan reproduisant une matière n’étant elle-même que la copie d’une idée. Magritte lui, transpose la réflexion dans le domaine du langage. « L’interprétation des rêves » (1927), par exemple, allusion évident aux recherches de Sigmund Freud, dénonce l’emploi arbitraire des mots. Pourquoi le terme table ne pourrait-il pas, comme dans ladite toile, désigner une feuille ; ou bien le ciel, un sac ? A fortiori « Ceci n’est pas une pipe » soulève la même question. L’objet figuré renvoie à une réalité matérielle toute autre. On ne saurait, en effet, fumer un tableau. Dans ce cas, ceci n’est pas « Ceci n’est pas une pipe », ironise-t-on intérieurement devant « Sans titre (1928) », toile abstraite précédant l’icône mondialement connue.

BPK 50.177.968L’interprétation des rêves, 1927

La subjectivité que convoquent les œuvres de René Magritte évoque la révolution qu’opèrent, en leur temps, Emmanuel Kant et son « moi transcendantal ». Ici, aussi le sujet se veut au cœur de toute réflexion. Et en détournant le sens originel des choses, le peintre met ce dernier au défi de penser au-delà des conventions sociales, des règles syntaxiques et des lois naturelles. Parce qu’elle s’inspire d’une  illustration Larousse la tortue volante du « Joueur secret » attire immédiatement le regard. Une fois mêlée à des espèces de quilles géantes et un mannequin vêtu à la dernière mode – Magritte collaborait  avec plusieurs boutiques -, elle perd la connotation marine qu’on lui attribue instictivement. Ce décalage vaut pour le reste des toiles exposées. Nulle n’est facile d’accès. Parfois on se demande si, à force de superpositions, l’artiste n’a pas fini par se laisser prendre à son propre jeu. Le rideau tombe sur « La Durée poignardée », allégorie du temps qui cache un double portrait d’Hercule et d’une ballerine (voir, à ce sujet, ma chronique vidéo de septembre) et, à droite une citation aux accents schoppenhaueriens « …j’ai foi dans les possibilités inconnues qu’offrent la vie » (La Ligne de vie, 1938). Tout est dit.

 

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